Le pardon comme expression de la sagesse
La banalité du mal et la nécessité de pardonner tout le monde, même les pires criminels
Hannah Arendt s’est beaucoup interrogée sur l’origine et la nature du mal dans l’homme. Elle a pour cela été, plus que beaucoup d’autres philosophes, violemment critiquée. Mais pourquoi, alors que presque tous les philosophes parmi les plus grands, de Platon à Sartre, de Plotin à Martin Heidegger, en passant par Descartes, Spinoza, Kant, Nietzsche, Gabriel Marcel, etc. ont fait des recherches similaires et tirés leurs conclusion sans avoir été inquiétés à ce sujet, pourquoi Hannah Arendt a-t-elle été à ce point vilipendée ?
C’est que cette femme si belle, si forte et si intelligente a conclu à une réalité insoutenable pour les humains « normaux », c’est-à-dire « moraux » : le mal n’est pas monstrueux, mais banal ! Et dans la société des hommes qui pourtant s’évertue de discriminer entre bien et mal en valorisant le bien et en s’efforçant de chasser le mal, peut apparaître chez n’importe quel être humain placé dans certaines circonstances une propension à commettre des actions abominables ou à y participer.
Et que montre Hannah Arendt des « circonstances particulières », c’est qu’elles sont des choix de société, des choix collectifs, des choix idéologiques. Par l’idéologie, par la pression mentale exercée sur les êtres humains, il est possible de les transformer en agents « irresponsables » d’une autorité supérieure dont l’apex est une abstraction incarnée dans un système : le Parti, le Reich, l’Ordre, Dieu, l’Église, la Foi, le Roi, la Nation, etc.
Mais pour que ce système existe, il faut construire une organisation matérielle et bureaucratique (entendez douée de la faculté du « compte » : calcul des moyens, équilibre du budget) qui a besoin de la complicité de tous. Chacun devient ainsi un rouage du mal ordinaire fondé sur la perte de ce qui fait l’humain par excellence : la liberté de choisir et de faire le bien. Ainsi chacun devient une cellule plus ou moins active et « gradée » d’un monstre collectif dont la tête est l’état.
Et c’est parce qu’elle a démontré que chacun de nous pouvait jouer ce rôle à condition de faire partie d’une organisation humaine et de cesser de penser par soi-même qu’on l’a clouée au pilori en l’accusant de dédouaner l’accusé prétendu « monstrueux ».
C’est dans ses articles du magazine The New Yorker qu’elle écrit en tant qu’envoyée spéciale pour couvrir le procès d’Adolf Eichmann, criminel de guerre nazi, à Jérusalem en 1961 et 1962, qu’elle formule l’essentiel de cette conception plus que pertinente, « inspirée ».
L’accusé n’est pas comme elle s’y attendait ; c’est un homme « insignifiant ». Le procès fait une large place aux « isme », nazisme et antisémitisme, mais elle veut comprendre le rapport entre l’homme et ses propres actes. Ainsi, dans une série d’articles, elle soutient qu’Adolf Eichmann a abandonné son « pouvoir de penser » pour n’obéir qu’aux ordres, il a renié cette « qualité humaine caractéristique » qui consiste à distinguer le bien du mal, et, en n’ayant « aucun motif, aucune conviction (personnelle) », aucune « intention (morale) » il est, dit Arendt, devenu incapable de former des jugements moraux. D’un point de vue philosophique, ce qui est en cause dans les actes affreux qu’il a commis n’est donc pas tant sa méchanceté que sa « médiocrité » – d’où l’expression « banalité du mal ».
Hannah Arendt est dans cette compréhension de la nature humaine au cœur de la responsabilité de l’être humain, donc au cœur du libre arbitre, car il faut bien décider d’abandonner « son pouvoir de penser » ou de ressentir. Elle comprend l’absence de pensée comme étant, non pas une fatalité imposée de l’extérieur par quelque force insurmontable, mais le résultat d’un choix personnel, de l’ordre de la démission. Eichmann, selon elle, a forcément choisi d’arrêter de penser, voilà pourquoi il reste coupable, l’obéissance mécanique n’étant, ni dans cette situation ni dans une autre (sauf l’inconscience ou l’immaturité), une excuse possible.
Nous retrouvons ici la liberté et la responsabilité face au bien et au mal si fondamentales dans la souveraineté donnée par Dieu à l’homme et sur lesquelles Dieu insiste tellement dans la Révélation d’Arès :
« Ne Me crie pas : « Est-ce ma faute ? Les siècles n’ont-ils pas établi l’engeance de princes qui m’a joint à elle ? »
Ne crie pas cela ; n’offense pas Ma Miséricorde ! »
(Révélation d’Arès 4/2)
Pourtant, Hannah Arendt ne nous suit pas jusqu’au bout, notamment jusqu’au pardon inconditionnel :
Tout en dépeignant l’accusé comme « normal », « ordinaire », « truffé de clichés » et « irréfléchi », tout en considérant qu’il est responsable de la soumission volontaire de sa pensée à un système qui l’aliène, elle insiste sur le fait que l’ampleur du crime d’Eichmann le rend impardonnable et essentiellement impunissable. »
Il y a là une réflexion fondamentale à opérer. D’abord sur l’idée d’un « crime essentiellement impunissable », impunissable n’étant jamais utilisé avec ce sens spécifique, mais avec le sens d’exempté ou de non soumis à punition. Ici, le crime est tellement grand qu’il ne peut exister de punition à la hauteur de sa dimension exceptionnelle, ce qui poserait l’idée que si on punit l’homme pour ses actes, on ne peut punir le crime en quoi consiste ces actes ! Absurde ? Pas nécessairement, parce qu’il s’agit du crime d’un système auquel ont participé des millions d’hommes. On rejoint la notion de banalité du mal dispersée dans toute l’humanité.
En fait, cela revient à dire qu’on ne peut punir le crime, non parce que c’est matériellement impossible (l’humanité a les moyens de s’autodétruire et d’ailleurs s’achemine lentement vers cette option), mais parce que c’est déjà en cours d’exécution : en choisissant de rompre avec le Bien absolu, Dieu, Source de son bonheur et de sa plénitude humaine faite de dons divins, dont l’amour et la liberté, l’homme entre dans le péché, maladie dégénérative qui le précipite dans la violence, la souffrance et la mort, bref le mal sous de multiple formes.
De ce fait, chaque mal commis par l’homme contre l’homme (de même contre la nature) trouve sa punition immédiate dans la perte un peu plus grande de son humanité. Chaque mal rend l’homme un peu plus mauvais et donc un peu plus malade et souffrant. L’humanité se punit elle-même depuis que le monde est monde, monde sans Dieu, sans la Vie perdue dont ne subsistent que des bribes ici et là dans la volonté de redevenir bon, bref dans la pénitence. La pénitence qui est volonté de redevenir pleinement humain par la vie spirituelle (autre mot pour divine) à laquelle est suspendue l’âme et dont font partie le devoir d’aimer et celui de pardonner.
Il y a ici une similitude avec ce que le Frère Michel décrit de la « Colère de Dieu » dans l’entrée 214 de son blog et dont il écrit :
« La Révélation d’Arès m’a appris que la Colère de Dieu n’est pas irritabilité, mais plaintes qu’arrachent à Dieu ou à la Vie les plaies ou blessures (30/4-7, 33/13, 35/9) que les pécheurs font à Sa Sensibilité. L’unité entre Dieu et homme n’est pas duale ; le mal perpétré par l’homme retombe tout à la fois sur lui-même et sur Dieu.
La crainte (Rév d’Arès 17/6) de Dieu n’est pas la crainte de sa Colère comme punition, mais la crainte d’occasionner à Dieu ou à la Vie comme Mère de notre vie, indissolublement liées, une Peine qui, puisque Vie divine/vie humaine ne font qu’Un (Rév d’Arès xxiv/1) est immanquablement réverbérée en nous. »
En effet, si la souffrance accrue qui se manifeste partout a une limite, la mort physique du souffrant et du fauteur de mal, la volonté de faire le mal peut aller jusqu’à tuer l’âme, « le vrai corps » de l’homme. La punition est alors maximale, car même la part divine qui subsiste en l’homme déchu meurt. C’est bien pour cela qu’il n’est pas utile de punir l’homme, celui-ci le fait très bien lui-même dans chaque mal qu’il commet et qui tue son âme à petits feux.
En revanche, il peut être très utile de pardonner l’homme, même les grands criminels ! Car le pardon est une expression de l’amour et l’amour redonne un peu de vie à ceux à qui il se manifeste et par eux un peu de la Vie spirituelle à l’humanité. L’amour, source et expression du Bien, guérit ainsi l’humanité du mal. C’est aussi simple que cela !
De ce fait pardonner un simple offenseur ou pardonner un grand criminel comme Eichmann relèvent de la même dynamique spirituelle qui prend sa source dans l’amour du prochain, lequel puise sa force dans l’illimité qu’est le Bien.
Ce qui est difficile dans le pardon, c’est le dépassement des émotions et des souffrances charnelles et affectives qui font d’ailleurs du pardon un acte d’héroïsme. Mais la source du pardon, elle-même ne varie pas : c’est l’Amour du Créateur pour Ses enfants relayé par ses enfants à l’égard de toutes l’humanité. Quand je pardonne, je guéris du mal qui est en moi, par don et leg humains et je guéris l’humanité en me donnant bon à elle et en transformant l’héritage que je lui lègue.
Ici, Hannah Arendt se trompe : même le pire des crimes est pardonnable, c’est même la seule chose à faire pour proposer la guérison au coupable et guérir l’humanité qu’il transporte en lui comme la transportent en elles ses victimes. Seule cette réconciliation des cœurs au-delà de la mort transforme l’avenir en construisant de l’âme, substrat divin de l’humain, et en donnant à l’humanité le goût et la force d’ascensionner vers les Hauteurs saintes, là où se situe sa véritable nature et son bonheur sans ombres : ni mal, ni souffrance, ni mort.
En fait, la réponse à faire à Hannah Arendt était déjà donnée en 1942 par une autre grande dame, Etty Hillesum. Celle-ci écrivait dans son journal, le 22 septembre, un an avant sa mort, ces lignes exemplaires :
« Pour vivre avec tous les hommes, il faut apprendre à vivre avec soi-même, savoir que l’on peut faire des erreurs et se tromper : Il faut apprendre à vivre avec soi-même comme avec une foule de gens. On découvre alors en soi tous les bons et les mauvais côtés de l’humanité.
Il faut d’abord apprendre à se pardonner ses défauts, si l’on veut pardonner aux autres. C’est peut-être l’un des apprentissages les plus difficiles pour un être humain… que celui du pardon de ses propres erreurs, de ses propres fautes. La condition première en est de pouvoir accepter, et accepter généreusement même de commettre des fautes et des erreurs. »
Il y aurait beaucoup à dire aussi sur le pardon à soi-même qui est plutôt du non-jugement, mais c’est une autre histoire…